Quand la contestation sociale monte, le mouvement est alors toujours brutalement stoppé par une violence ou une terreur venues d’ailleurs…
Le terrorisme soi-disant « aveugle » est un casseur de mouvement social : quand toutes les solutions médiatiques ou politiques ont été tentées par le pouvoir, la terreur intervient comme par enchantement, aussitôt suivie d’une surprotection venue d’en haut, et de l’unité nationale. Qui est justement le contraire de la contestation... du pouvoir. L’unité nationale peut alors être vue comme un consentement à la domination.
Politique de terreur ciblée, dont nous voyons un parallèle et une application avec la manifestation des sidérurgistes – le Nord était en crise économique majeure – qui a eu lieu à Paris le 23 mars 1979 (la photo représentant la manifestation à Paris de 50 000 sidérurgistes le 13 avril 1984) : la revendication sociale du prolétariat (qui gagne aujourd’hui dangereusement le surprolétariat) est cassée par l’État à coups de lumpenprolétariat infiltré dans la masse, afin de la criminaliser, de la terroriser, ou de la désolidariser du public passif.
Dans les camps de concentration, que ce soit sous le régime nazi ou stalinien, les détenus politiques étaient placés sous la surveillance et la terreur des détenus de droit commun. Les truands au secours de la dominance pour neutraliser les penseurs et les organisateurs du peuple devenus trop dangereux pour la gouvernance. Racailles d’en haut main dans la main avec les racailles d’en bas, la pince qui tient le peuple en respect.
Voilà pourquoi le régime français actuel laisse la bride aux droits communs dans la rue, après les avoir relaxés dans les prétoires, tout en persécutant ceux qui œuvrent vraiment à la libération du peuple. De manière tout à fait vicieuse, le cinéma et la télévision ont ainsi ordre de présenter les truands comme les amis du peuple (voir Un prophète de Jacques Audiard), parce qu’ils en sont issus, et en seraient les héros, les symboles de réussite, adoubés et respectés en cela par la dominance. Ce qui constitue un véritable appel à la démoralisation publique, dans le vrai sens du terme.
D’ailleurs, structurellement, il y a peu de différence entre un homme politique ambitieux qui appuie sur le bouton pour bombarder une ville à l’étranger, et un détritus d’humanité qui assassine des innocents de sang-froid, même s’il est manipulé politiquement et chimiquement.
Plus efficace que la police, qui a opportunément été désarmée à tous points de vue, militairement et juridiquement, une partie du peuple est maintenue dans le désespoir et la haine pour tenir l’autre partie en respect. On connaît ces moyens : stigmatisation, dépolitisation, déscolarisation, plafond de verre, racisme paternaliste d’État et du système, tentation inaccessible de la consommation, pornocratisation des esprits, apologie de la violence. Un réservoir de fauves, dont les dompteurs ne se montrent jamais. Mais qui savent les lâcher quand il le faut, sur qui il faut.
Et aujourd’hui, le mouvement de contestation qui sévit sur l’Internet, et qu’est de fait l’Internet, justifie l’emploi de la violence d’État. Mais quand on dit « État », on ne pense pas aux cinq millions de fonctionnaires qui font honneur à la France, non : au noyau dur qui dirige vraiment le pays en contrôlant la peur, les peurs. Peurs sociale, économique, politique, physique au fond. Peur de perdre son travail, sa santé, et sa vie. C’est pourquoi chaque attentat précipite paradoxalement le troupeau dans les bras de ses tortionnaires, ou tourmenteurs, qui peuvent alors faire oeuvre de « protection ». Il s’agit ni plus ni moins d’un gigantesque racket de consentement.
Le contrôle de tout « mouvement » social (on ne parle pas des syndicats soumis mais des prises de conscience collectives qui débouchent sur une information anti-dominance) se fait à la fois par l’extérieur, avec l’influence ou la pression médiatico-politique, et par l’intérieur, au moyen de l’infiltration, du contrôle, et du débordement plus ou moins contrôlé. Des méthodes appliquées aux activistes politiques comme aux activistes terroristes. Parfois, des activistes politiques sont mêmes habilement « conduits » vers la radicalisation.
Suit un article du Nouvel Observateur du 23 janvier 1982, dans lequel le journaliste Georges Marion recueille les propos d’un infiltré. L’article est intitulé avec un brin de cynisme « On m’appelait l’étudiant ».
Infiltration des RG dans le mouvement Autonome
Pendant deux ans et demi, d’octobre 1977 à avril 1980, un inspecteur des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris a vécu parmi les autonomes, en totale immersion dans ce milieu qu’il était chargé d’espionner.
Durant toute cette période, ce fonctionnaire a renseigné fidèlement ses chefs, leur révélant les projets de manifestations et leurs parcours, les attaques commandos et, bientôt, les braquages en préparation. La police a ainsi su ce qui se préparait à l’occasion de la fameuse manifestation du 23 mars 1979, à l’issue de laquelle des dizaines de vitrines volèrent en éclats et autant de magasins furent pillés. Pourtant, on laissa faire...
L’infiltration est une vieille recette policière. Après Mai 68, elle fut pratiquée à grande échelle. Avec des fortunes diverses. Dix ans plus tard, la pratique était quelque peu tombée en désuétude, lorsque émergea le phénomène autonome, qui lui redonna vie. C’est cette expérience qu’a racontée à Georges Marion un jeune inspecteur.
J’ai souvent le chic pour me mettre dans des situations délicates, voire inextricables. Mon entrée dans la police et ce qui s’est passé ensuite en sont une belle illustration. C’est au cours de mon service militaire, par hasard, que je suis tombé sur un avis de concours : on recrutait des inspecteurs pour la police nationale. Un copain m’a dit : « Pourquoi pas ? » Et on a réussi le concours. C’était aussi simple que cela ; ce qui, d’ailleurs, me faisait rigoler. Mais cela m’inquiétait aussi. Politiquement, j’étais de gauche, et je n’avais jamais envisagé d’être flic. Cela me culpabilisait même d’être sur le point de le devenir. Alors j’en ai parlé à des amis du même bord que moi, lesquels m’ont encouragé dans cette voie. Leur argument, qui était également le mien, était simple : pourquoi laisser la police à la droite ? Voilà, c’est comme cela que tout est parti. Avec, pour me permettre de passer le concours, quelques jours de perm supplémentaires. Que pouvait-on vouloir de plus ?
J’étais encore à l’armée quand, en décembre 1975, j’ai reçu les résultats du concours. J’avais brillamment réussi, en très bonne position. Si j’avais eu encore des scrupules, c’est là qu’ils auraient dû se manifester. Mais mon bon classement au concours a levé les dernières hésitations : je deviendrais policier. Quelques mois plus tard, mon service militaire terminé, je suis entré à l’école des inspecteurs à Cannes-Écluse (Seine-et-Marne), pour y accomplir ma période de formation. Ma scolarité fut moins brillante que ma réussite au concours d’entrée. Si bien qu’à la sortie de l’école je n’étais pas dans les premiers, loin de là. Conséquence immédiate : il ne restait plus beaucoup de possibilités lorsque est arrivé mon tour de choisir mon affectation. Les postes offerts aux nouveaux inspecteurs sont, en effet, attribués dans l’ordre de classement au concours de sortie. Non seulement il y a des services plus recherchés que d’autres mais aussi des endroits plus courus. Ainsi, Paris, où la vie est difficile, les loyers élevés et l’éloignement familial important, n’est pas très demandé. Quand j’ai dû choisir mon poste, il ne restait plus que quelques places à la Pi [PJ ?, NDLR] ou aux RG parisiens. Courir après les voyous, ce n’est pas spécialement mon trip. J’ai donc pris les RG. Nous étions au début de l’été 1977.
« La section de la direction avait été créée tout de suite après Mai 68, elle était chargée de collecter le renseignement sur les milieux gauchistes »
Lorsqu’un nouveau arrive aux RG, il fait le tour de toutes les sections qui composent ce service, pour se familiariser avec ses différentes activités. On passe ainsi dans les sections qui s’occupent des milieux politiques, on jette un coup d’oeil à la "sociale", qui suit les syndicats, on fait un petit tour aux "jeux", qui observent casinos et cercles. Ce n’est qu’après que l’on reçoit son affectation définitive.
C’est au cours de ce stage que j’ai pour la première fois entendu parler d’une section particulière, appelée « section de la direction ». Comme son nom l’indique, cette structure était placée sous l’autorité immédiate du directeur des RG parisiens ou, à la rigueur, de son adjoint. C’est dire si elle était considérée comme importante. La section de la direction avait été créée tout de suite après Mai 68. Elle était chargée de collecter le renseignement sur les milieux gauchistes. C’est le commissaire Philippe Massoni qui en avait eu l’idée. Quand je suis arrivé aux RG, Massoni avait déjà été promu au cabinet de Raymond Barre, où il était chargé des contacts avec les services secrets et aussi des « coups tordus ». Le commissaire Ruvira l’avait remplacé à la tête de la section.
Une rumeur courait aux RG : la section de la direction, c’est mieux. En quoi consistait ce mieux ? Personne ne le savait exactement et, malgré cette flatteuse rumeur, les candidats ne se bousculaient pas pour y entrer. J’ai, un jour, laissé entendre que ce boulot m’intéressait. Je l’avais dit sans insister, sans que cela prête à conséquence. Du moins je le pensais. Un matin, Ruvira me convoque et me demande si ça me plairait d’aller en fac pour continuer mes études. Aux frais de l’administration, naturellement ; en contrepartie, je devrais donner régulièrement des renseignements sur les milieux politiques gauchistes, particulièrement actifs en fac. J’ai accepté. Quelque temps plus tard, l’adjoint de Ruvira m’a, à son tour, reçu pour voir si j’étais capable de faire le boulot. Il s’agissait d’une sorte de test, d’une discussion qui a porté sur la politique, mes lectures, etc. Des sujets bateaux. Cela a duré en tout et pour tout un quart d’heure. A l’issue de cette « épreuve », j’ai été déclaré « bon pour le service ». En juillet 1977, j’ai donc rejoint la section de la direction, en même temps que trois ou quatre autres nouveaux. A la rentrée universitaire suivante, je deviendrais « étudiant ». C’est sous ce nom que l’on nous désignait aux RG. En octobre 1977, quatre nouveaux « étudiants » (dont moi) ont été affectés en fac, et deux anciens l’ont quittée. À cette époque-là, à Paris, je ne crois pas qu’on n’ait jamais été plus d’une douzaine à infiltrer l’extrême gauche.
On m’avait laissé le choix de l’organisation à infiltrer. Suivant les événements, vous verrez bien où aller, m’avait-on dit. En attendant la rentrée, la « Maison » m’a fourni une piaule de couverture et une carte orange. Mais, contrairement aux nombreuses légendes qui courent à ce sujet, on ne m’a pas fourni de faux papiers. Ça peut sembler fou mais c’est ainsi. On m’avait expliqué que si je m’inscrivais en fac sous un faux nom, je ne pourrais pas revendiquer les diplômes que je pourrais être amené à décrocher. Donc pas de faux papiers. Je ne sais pas ce que valait cet argument assez bureaucratique mais, de toute façon, il me semblait évident que je n’allais pas passer d’examens.
La carte orange que j’ai aussi reçue ne comportait que deux zones. Pas de frais exagérés ! Elle remplaçait la carte de libre circulation que tous les flics reçoivent et que je ne pouvais, évidemment, pas utiliser si je ne voulais pas me faire repérer. Quant à la piaule qu’on m’a fournie, c’était, là aussi, de l’improvisation. Cette chambre était située dans l’appartement d’une vieille assez sympa. Je n’ai jamais su comment elle est arrivée dans ce circuit mais, plusieurs mois plus tard, par hasard, j’ai appris qu’avant moi elle avait déjà eu comme locataire un flic infiltré. A croire qu’elle bénéficiait d’un contrat d’exclusivité avec la préfecture de police. Bref, question sécurité, on aurait pu faire mieux. Mais, dans la police, protéger les petits soldats en mission périlleuse n’est pas toujours le souci essentiel.
« C’est comme cela que j’ai réussi à m’intégrer aux autonomes, une infiltration classique, facilitée par le fait que mes « clients » ne prenaient quasiment aucune mesure de sécurité »
En septembre 1977, à la rentrée universitaire, je me suis inscrit à la fac de Tolbiac. Et j’ai attendu une occasion propice. Elle n’a pas tardé. Quelques jours après mon arrivée en fac, j’ai assisté à ma première réunion, celle du comité Malville.
C’est mon divisionnaire qui m’y avait envoyé. Le divisionnaire, c’était mon contact ou, si l’on préfère, mon « officier traitant ». C’était un flic des RG, comme moi, un inspecteur divisionnaire chargé de m’aider si j’avais des problèmes dans ma mission. C’est aussi à lui que je communiquais les informations que je recueillais. Plus tard, quand j’ai commencé à craquer, il m’a été d’un grand secours.
Donc mon divisionnaire m’envoie à la réunion du comité Malville. Le comité vivait sur la lancée de la grande manifestation antinucléaire de l’été 1977 à Malville. Des milliers de manifestants s’étaient durement affrontés aux flics pour protester contre la construction d’un surgénérateur. Il y avait eu des gars arrêtés, un procès mémorable et un grand émoi dans l’opinion publique. Le comité Malville de Paris s’était réuni pour envisager la suite de la mobilisation. Mais, déjà, le mouvement commençait à s’essouffler et le comité battait de l’aile.
La réunion a été plutôt tendue. D’un côté, il y avait les écolos traditionnels, qui parlaient de continuer l’action sur les bases antinucléaires qui étaient les leurs. Et, en face, il y avait les « violents » : ceux pour qui le combat écologiste était une occasion parmi d’autres pour casser du flic. Au cours de la réunion, il y a eu clivage entre les deux tendances. Les « violents » ont appelé à une autre réunion, une semaine plus tard. C’est évidemment là que je suis allé. Pour mon boulot d’infiltration, c’est les gars qui apparaissaient comme les plus déterminés qu’il était intéressant de suivre. Cette deuxième réunion s’est tenue dans un immeuble du 20e arrondissement. Tout un groupe de gars et de filles y vivaient en bande, squattérisant les logements vides promis à la démolition... Après cette réunion, il y en a eu d’autres. Et d’autres encore. C’est comme cela que j’ai réussi à m’intégrer aux autonomes. Une infiltration classique, facilitée par le fait que mes « clients » ne prenaient quasiment aucune mesure de sécurité.
Ils étaient sympas, mes autonomes. Chaleureux, souvent intelligents, parfois complètement dingues, ils ne laissaient jamais indifférent. Aussi n’était-il pas si simple d’être à la fois flic et autonome. Je sais que tous les flics qui, comme moi, ont été introduits chez eux ont eu des difficultés à maîtriser une sorte de sympathie incontrôlée. Les collègues qui venaient de milieux quasi fascisants ont connu le même phénomène. Psychologiquement, donc, c’était délicat. D’un autre côté, je suppose que nous n’aurions pas pu faire le boulot si nous avions été totalement indifférents. Il faut être attiré par les gens chez qui on s’infiltre, sinon... C’est évidemment cette contradiction qui pose des problèmes ensuite.
« J’aimais ce que je faisais. C’était un jeu fantastique. Avec plaisir, j’étais tout simplement devenu un agent provocateur. »
En ce qui me concerne, au début, je n’ai pas arrêté de me marrer. Je me souviens ainsi d’une journée de solidarité avec les prisonniers politiques en Allemagne. On avait décidé de faire deux attentats à l’explosif contre les locaux du Ps. Ces cibles symboliques avaient été choisies pour souligner la responsabilité du gouvernement social-démocrate allemand dans la mort des membres de la « bande à Baader ». Bon, la bombinette a pété, rien de bien grave, et l’attentat a été revendiqué par le « Groupe martyr Maurice Thorez et Jacques Duclos ». C’était le nom qu’on s’était choisi, pour rigoler. Par dérision. Malheureusement, cette fois-là, Libé n’a pas publié notre communiqué.
Autre raison pour laquelle ce travail d’infiltré me convenait bien : j’étais maître de mon temps. Au début, certes, je téléphonais deux fois par jour à mon divisionnaire ; mais plus tard j’ai levé le pied. Je continuais à informer, bien sûr, mais j’avais pris le rythme, je savais expédier mon boulot en quelques jours et, le reste du temps, je voyais des gens, je discutais dans des cafés ou je préparais des « coups ». J’aimais ce que je faisais. C’était un jeu fantastique. Avec plaisir, j’étais tout simplement devenu un agent provocateur.
Entendons nous sur le terme : je n’étais pas à l’origine des actions violentes faites par les autonomes. Mais, parce que c’était le plus intéressant pour moi et pour mes chefs, je suivais les plus déterminés, calquant mes positions politiques sur les leurs. Ils étaient favorables à une action dure ? Je l’étais aussi. J’ai ainsi suivi toutes les manifs qui, entre octobre 1977 et la fin de 1979, ont vu les autonomes opérer. Je venais à peine de m’infiltrer chez eux quand j’ai participé à la manifestation de Kalkar en RFA. C’était une manif antinucléaire appelée par les écolos allemands. De nombreux Français y sont allés, dans des dispositions diverses. Pour les autonomes, le problème était toujours le même : manif offensive (c’est-à-dire violente) ou non ? Des discussions de ce type, j’en ai entendu des dizaines. Cette fois-là, comme souvent, on y est allés avec des casques. Pour faire comme les autres, j’avais acheté le mien que je me suis d’ailleurs fait confisquer à la frontière, quand notre car a été contrôlé par la police belge. A Kalkar, j’ai vu la police allemande évoluer avec des hélicoptères, des moyens de guerre fantastiques, jamais vus en France dans des manifestations de cette sorte. J’ai bien rigolé et je me suis fait des copains. Après Kalkar, j’ai participé à toutes les manifs des autonomes. II y a eu la manif Baader au cours de laquelle on a cassé la vitrine de France-Soir, les manifs pour Croissant, d’autres encore. A chaque occasion, on cassait. J’ai jamais vu descendre autant de vitrines que durant ces mois.
J’ai aussi participé au mouvement des squatters : on forçait des logements vides dans les quartiers en rénovation et on s’y installait. Parfois, on nous en délogeait mais on revenait quelque temps plus tard. Un soir, dans l’un de ces appartements, on a reçu en grande pompe un journaliste. Il faisait une enquête sur les autonomes et tournait dans le milieu depuis quelque temps. On l’a invité à bouffer pour une discussion à bâtons rompus. Au menu, du saumon et du champagne fauchés la veille dans un supermarché. Spécialement pour l’occasion. Je me souviens de sa tête : il était un peu éberlué de l’ambiance, de ces victuailles. S’il avait su que, parmi ses interlocuteurs, il y avait un flic...
Et puis, alors que le mouvement commençait à s’essouffler, les braquages ont commencé. C’est pas venu comme cela, du jour au lendemain. Il fallait sans doute une certaine situation politique pour que quelques-uns en viennent à théoriser le hold-up comme une action de refus révolutionnaire. Il est vrai qu’il existait des références : les Italiens en avaient fait, de même que Baader et son groupe. Le culte du P38 et aussi, plus prosaïquement, le fait que beaucoup de ces gars n’avaient pas de revenus fixes devaient déboucher un jour ou l’autre sur ce genre d’actions.
« Quand le groupe où j’étais a commencé à parler de braquage, j’ai compris que je franchissais un pas de plus, que ça devenait délicat. »
Avant d’en arriver là, on était d’ailleurs passés par de petits délits : des vols à la tire, partir d’un restaurant sans payer ou alors payer avec un chéquier volé. Je me souviens qu’on a, un jour, décidé de voler un sac à main. C’était ma première fois. Un soir, place Maubert, on est tombé sur deux femmes et on leur a fauché leurs sacs. J’étais vraiment pas fier, mais c’est comme cela qu’on se procurait les chéquiers et les pièces d’identité qui permettaient de faire passer les chèques.
Quand le groupe où j’étais a commencé à parler de braquage, j’ai compris que je franchissais un pas de plus, que ça devenait délicat. Mais, curieusement, j’étais victime d’un dédoublement de ma personnalité. Autonome, j’étais assez excité par ce projet et, policier, je voulais faire l’affaire, c’est-à -dire arrêter les braqueurs. Encore fallait -il qu’ils passent à l’action.
Des projets de braquage, il y en a eu beaucoup. A un moment, autour de moi, on ne parlait que de ça. On élaborait des plans, beaucoup de plans. Heureusement, peu se sont réalisés. Des autonomes ont été tués dans ces affaires, abattus à la sortie de la banque par la police. J’en connaissais certains, des types bien.
Le groupe où j’étais a eu ses projets, lui aussi. L’un d’entre eux a même été assez poussé. J’avais, bien entendu, prévenu mes chefs de ce qui se préparait. Ils étaient plutôt embarrassés. Laisser accomplir un hold-up dont on connaît les auteurs peut, en effet, procurer un moyen de chantage qui permet, ensuite, de manipuler des gars « tenus ». Il y a eu plusieurs cas comme cela. Mais ça peut déboucher sur une fusillade incontrôlée dont on ne tire aucun bénéfice. Sans compter le risque qu’un jour on apprenne que la police était au courant du hold-up en préparation et n’est pas intervenue...
Et puis, il y a le dilemme classique en matière d’infiltration ou bien on procède à des arrestations, si possible en flagrant délit, et l’on risque de démasquer l’informateur alors qu’il faut plusieurs mois pour que son successeur devienne opérationnel ; ou bien on laisse faire, mais l’informateur est obligé, pour ne pas se démasquer, de participer au hold-up, ce qui n’est pas sans risque.
Bref, mes chefs ne savaient pas trop quelle attitude prendre. Ils m’ont donné une consigne à la mesure de leur embarras : « Essayez de vous mouiller le moins possible dans ce coup-là. » Et comme ils se rendaient compte que c’était plus facile à dire qu’à faire, ils ont envisagé, à un moment, de laisser faire le hold-up. Avec ma participation. Ils avaient même prévu, pour me protéger, de mettre aux alentours de la banque qui devait être attaquée un dispositif de protection. Lequel devait empêcher l’intervention éventuelle d’un autre service qui aurait pu être alerté par les témoins. C’était vraiment pas triste, cette idée : des flics des RG protégeant, l’arme au poing, une équipe de braqueurs dans laquelle opère un collègue ! Heureusement, ce projet de hold-up ne s’est jamais réalisé. Au dernier moment, nous n’avons pas trouvé la bagnole adéquate. Sans cela, je montais au braquage...
« En tant qu’autonome, j’ai évidemment participé à toutes les manifestations qui ont défrayé la chronique de ces dernières années, notamment à celle du 23 mars 1979. »
La rentrée universitaire de 1978, sur laquelle les autonomes comptaient beaucoup, a été décevante. En fait, elle a même été plutôt plate, rien ne venant rompre le ronron quotidien. C’est en tout cas comme cela que notre groupe l’avait perçue. Dans une telle situation, il y a toujours des gens pour proposer une action choc, susceptible de « réveiller les masses ». C’est dans cet état d’esprit qu’a été conçue la manif de Saint-Lazare : une sorte de raid dans le quartier des grands magasins, paradis de la marchandise alors que le chômage fait des ravages. Des dizaines de vitrines ont été cassées, il y a eu des arrestations mais, politiquement, l’action n’a pas été un succès. Très minoritaire chez les autonomes eux-mêmes, elle est restée largement incomprise. Je n’ai pas participé à cette manifestation, j’étais en vacances quand elle a eu lieu.
Les autonomes n’avaient vraiment pas la frite quand sont survenus les premiers incidents de Longwy. La restructuration de la sidérurgie lorraine mettait sur le pavé des milliers d’ouvriers, ce qui, naturellement, entraînait des manifs et, parfois, des affrontements. Les ouvriers se battaient le dos au mur et les manifs sont vite devenues très violentes. Les autonomes y ont vu un signe politique : que la classe ouvrière lorraine renouait avec des traditions de lutte dure et que la violence faisait l’objet d’un large consensus. C’était d’ailleurs exact, du moins parmi les sidérurgistes. Bref, les autonomes pensaient qu’ils pouvaient intervenir sur leurs objectifs propres, qu’ils étaient en mesure de radicaliser le mouvement. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux se sont déplacés en Lorraine, où ils ont commencé un travail de contact, se sont battus dans les manifs, sont intervenus dans les assemblées syndicales, notamment à la CFDT, où ils avaient une certaine influence.
Quand la CGT a annoncé son intention d’organiser, le 23 mars 1979, une « montée » des sidérurgistes lorrains sur Paris, n’importe quel autonome de base savait qu’il y participerait et que ce serait violent. Et d’ailleurs, ils ont tout fait pour que ça le soit.
Chez les autonomes, la préparation de la manif a été fébrile. Tout le monde a préparé son casque et s’est apprêté à monter à l’assaut des flics et des vitrines. Des cocktails Molotov avaient été préparés. S’ils ont peu servi, c’est à cause d’un incident imprévu. Trois cents cocktails avaient été cachés dans une voiture en stationnement sur le parcours du cortège. Mais celui qui avait la clé de la voiture a été interpellé avec une centaine de ses camarades, le matin même de la manif, au cours d’une opération préventive déclenchée par la police. On n’a donc pas pu se servir des cocks. Ces interpellations ont également empêché une autre intervention mise au point par les autonomes pour cette manif. Des groupes de quatre ou cinq militants avaient été constitués. Ils devaient progresser au même rythme que le cortège, mais dans des rues parallèles à lui, et profiter de l’absence des forces de l’ordre, concentrées ailleurs, pour braquer toutes les boutiques qui se trouveraient sur le parcours. Le projet était complètement fou – mais, chez les autonomes, on ne faisait pas toujours dans la retenue.
« Je sais que si certains, au gouvernement ou dans la police, ont voulu que ça dégénère, il n’était pas besoin de faire appel à des spécialistes. Le cortège comptait suffisamment d’autonomes qui s’étaient préparés à la casse – et cela, la police le savait. »
Dans les semaines précédant la manif, mes chefs me sollicitaient sans arrêt. Ils voulaient tout savoir, demandaient le maximum de renseignements, exigeaient qu’on rapporte le moindre détail. Sur cette manif, c’est sûr, ils ont vraiment été informés. Et pourtant, sur le terrain, les forces de l’ordre sont apparues complètement dépassées, laissant opérer les casseurs en toute quiétude. A-t-on organisé la pagaille en introduisant des groupes de provocateurs dans le défilé ? Je ne sais. Personnellement, je n’étais pas sur le terrain car, comme mes « camarades », j’avais été interpellé le matin et j’ai passé la journée au dépôt. En revanche, je sais que si certains, au gouvernement ou dans la police, ont voulu que ça dégénère, il n’était pas besoin de faire appel à des spécialistes. Le cortège comptait suffisamment d’autonomes qui s’étaient préparés à la casse – et cela, la police le savait. Sans compter les quelques sidérurgistes qui, eux aussi, pris par l’ambiance, ont mis la main à la pâte. Bref, si l’on voulait que ça pète, il suffisait de laisser faire.
Cela n’exclut évidemment pas une intervention extérieure ; mais, là-dessus, je n’ai pas d’informations précises. Les photos parues dans la presse le lendemain m’ont quand même frappé. On y voyait un grand chauve courant de vitrine en vitrine. Certains ont cru reconnaître un agent du SDECE. Ce qui est sûr, c’est que ce type était inconnu des milieux autonomes et qu’il a agi sans que la police tente de l’intercepter. Plusieurs journalistes ont d’ailleurs noté cette bizarrerie.
Le lendemain de la manif, on s’est réunis à l’École normale, rue d’Ulm. On était euphoriques. Tu penses, ça avait pété de partout, pas mal de sidérurgistes s’étaient joints à nous ; bref, le bilan était excellent et les perspectives s’annonçaient bonnes. En fait, la vague est vite retombée. Le 1er Mai suivant, les autonomes ne se sont même pas déplacés pour participer au cortège des syndicats, comme les années précédentes. La seule chose qu’on ait faite, ce fut une petite « nuit bleue », durant laquelle quelques vitrines ont pété.
Comme je l’ai déjà dit, ce n’était pas facile d’être flic et autonome. Au bout d’un an, j’ai commencé à ressentir les premiers « malaises ». Ça devait arriver : tu vis sans arrêt avec des mecs sympas d’un côté et, de l’autre, tu les balances. Résultat. t’es complètement écartelé, avec personne à qui en parler. Bref, c’était pas commode. C’est à la fin de 1978, lors d’une manif pour le Larzac, que j’ai commencé à craquer. C’est venu brusquement, sans que je sache pourquoi. La manif se terminait dans le 13e, près de la porte d’Italie. Il y a eu des incidents, comme d’habitude. Et là, soudain, j’ai commencé à flipper. C’était ma première crise. Après, j’en ai connu d’autres, de plus en plus rapprochées. Chaque fois que j’étais bien avec les autonomes, j’avais envie de leur dire que j’étais flic. Je devenais complètement fou.
Les collègues qui, comme moi, étaient infiltrés vivaient le même genre de truc. On a décidé de se réunir régulièrement, pour parler entre nous de tout ça. C’était évidemment imprudent du point de vue de la sécurité, mais personne ne nous en a fait le reproche. Nos chefs devaient plus ou moins sentir qu’on avait des problèmes. C’est sans doute pour cette raison que notre directeur, le patron des RG parisiens, nous a, un jour, invités à déjeuner. Il voulait nous parler, sans doute savoir jusqu’où on commençait à dérailler, nous montrer aussi qu’on n’était pas seuls, qu’on avait le service derrière nous. C’est tout à fait inhabituel qu’un directeur déjeune avec de simples inspecteurs.
« L’un de ces groupes a été plus loin dans la recherche technique et s’est essayé aux détonateurs à distance. Ce n’était plus exactement du bricolage innocent. »
Un jour, c’était en avril 1980, j’ai décidé de tout laisser tomber. Du jour au lendemain, j’ai voulu arrêter. J’ai senti que j’allais commencer à en savoir trop, que je devais cesser si je voulais m’en sortir.
Voici comment ça s’est passé. L’une des discussions permanentes du mouvement autonome portait sur la question de l’organisation. Il y avait les partisans de l’inorganisation totale, ceux qui inclinaient pour une structure quasi militaire et, entre les deux, une large palette de positions différentes. On discutait constamment de ça. C’est ainsi qu’une cinquantaine de mecs ont décidé de construire une organisation compartimentée, composée de petits groupes de cinq militants. Et, bien sûr, je me suis retrouvé là-dedans.
On s’essayait à la clandestinité en fantasmant autour de la technique. On a donc commencé à travailler sur les récepteurs radio. L’idée, c’était de fabriquer un maximum de récepteurs pour écouter les flics et observer leurs manoeuvres sur le terrain. Lors d’une manif à propos de Plogoff, on a ainsi compris à quel point le mécanisme de mise en route des flics était lourd, combien leur charge était craintive dès qu’il y avait une résistance un peu soutenue, par exemple avec des cocks bien ajustés. Les autonomes étaient surpris et ravis de leur découverte. Ils avaient compris qu’avec de faibles moyens militaires, un peu d’astuce et de surprise, ils pouvaient faire très mal contre la police. L’un de ces groupes a été plus loin dans la recherche technique et s’est essayé aux détonateurs à distance. Ce n’était plus exactement du bricolage innocent.
Pour moi, cette période a été particulièrement dure. Je vivais vingt-quatre heures sur vingt-quatre au sein de mon groupe, entouré de mecs sympas. Il y avait notamment un braqueur avec lequel je me suis bien lié. Un type super. A force de vivre ensemble, forcément, on commençait à se connaître, à se raconter des histoires. Ainsi, il y avait dans le groupe des gars qui avaient milité avec ceux qui, quelque temps plus tard, formeraient Action directe. Ils n’arrêtaient pas de me faire des confidences sur eux, sur l’action armée, sur l’Italie et les groupes autonomes de là-bas. En écoutant tous ces bavardages, je ne savais plus très bien qui j’étais : autonome, flic, ou rien.
Un jour, j’ai craqué. J’étais moralement fatigué, complètement déphasé. Je suis allé voir mon divisionnaire, qui a compris que je déraillais et m’a donné quinze jours de congé. En sortant de son bureau, je suis entré à la librairie de la FNAC. Je rêvais de partir en voyage. Je me suis retrouvé au rayon tourisme, feuilletant les guides. Il y en avait un sur Venise. Ça n’a pas raté : je l’ai volé et, naturellement, je me suis fait pincer à la sortie par les gardiens. Et là, le cirque a commencé.
L’un des vigiles m’a d’abord emmené dans une pièce retirée. Dedans, il y avait déjà un client qu’on était en train de bousculer. Aussi sec, je leur lance : « Arrêtez, vous n’êtes pas dans un commissariat ! » Les types se retournent vers moi, pas aimables, avec un air du genre : il est inconscient, le mec. L’un d’eux me lance : « Venez ici ! » Moi, je me marrais. Tranquillement, je sors une cigarette. Aussitôt, l’un des types lâche : « Ici, on ne fume pas. » Je me marrais de plus en plus. J’ai bien sûr refusé de leur donner mes papiers. Alors, en désespoir de cause, ils ont dû appeler les flics et je me suis retrouvé au commissariat. C’est là que j’ai lâché le morceau :
« Mon nom est X, je suis inspecteur de police, vous me faites chier et j’ai envie de démissionner. »
La tête du collègue quand il a vu mes papiers ! Il n’a pu que répondre : « Ne fais pas le con. Ce n’est pas le moment de démissionner. Avec ton ancienneté, tu vas bientôt atteindre le troisième échelon. »
Après cet intermède burlesque, je me suis retrouvé à l’IGS. Les flics du commissariat avaient préféré m’y envoyer plutôt que de prendre la responsabilité de me relâcher. C’est là que mon chef de service est venu me récupérer. Ensuite, le directeur des RG a arrangé le coup et on a tout effacé. Moi, on m’a envoyé en vacances. J’en avais bien besoin. Nous étions fin avril 1980. Cette année-là, j’ai pris six mois de vacances, à l’issue desquels j’ai été muté dans un autre service.
Je n’ai jamais plus revu mes anciens copains autonomes.
La manifestation du 23 mars 1979 en images :